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La folie : voilà ce que Thomas avait redouté. Sombrer dans une effroyable crise d’angoisse et perdre complètement les pédales. Elizabeth ne s’en était pas aperçue, ni aucun des autres, mais pendant deux heures, il avait lutté pour conserver sa lucidité.

Ce n’était pas la première fois. Il lui suffisait de se remémorer la mort de Jimbo.

Jimbo avait un an. Thomas, sept. Le même âge en « équivalent chien ». Son pote à quatre pattes, un petit golden retriever blanc avec une tache noire sur le museau, courait en rond autour du kiosque à musique d’Old Plaza. Tom lui avait brièvement ôté sa laisse pour le laisser jouer. Un chat de gouttière s’était pointé tout à coup de l’autre côté de North Los Angeles Street, et Jimbo l’avait coursé comme un dingue, filant devant la caserne des pompiers et à travers la rue d’une façon totalement imprévisible. La voiture l’avait projeté sur le bas-côté. Rien de spectaculaire, un rebond assez minable. Mais Jimbo était resté flanc contre terre.

Thomas se souvenait d’avoir erré plus d’une heure, son chien contre lui, serré dans ses bras. C’était sa première rencontre avec la mort et il lui semblait que le sol venait de s’ouvrir sous ses pieds. Curieusement, sa détresse s’était muée en douleur physique, un mal de crâne de plus en plus intense qui avait menacé de réduire sa tête en petits morceaux. Première migraine ce jour-là.

Il ne se rappelait pas le moment où son père était intervenu. Ni celui où les voisins avaient dû se mettre à plusieurs pour l’obliger à lâcher le cadavre de l’animal.

Il avait complètement disjoncté.

Après coup, Thomas s’était senti un vrai crétin. Autant de souffrance pour un simple chien, il trouvait ça ridicule. Il s’était donc forgé une armure. À sept ans, il avait juré de devenir un dur et de ne plus jamais être malheureux. Mais, bien entendu, il n’y était pas parvenu.

Il y avait eu d’autres moments difficiles. Et puis d’autres migraines. Comme le disait Foster Lincoln, son père : « Ne t’inquiète pas, fils, si tu rates une marche, dis-toi qu’il y en a plein d’autres à dégringoler. » Avec le recul, on pouvait dire que son paternel s’était montré foutrement clairvoyant.

Dégringoler, c’est ce que Thomas faisait de mieux.

 

Tom était revenu s’occuper des autres personnes restées dans la chapelle. Non pas que l’idée le ravît – jouer les nounous, ça ne lui disait pas des masses. Mais Karen avait raison : c’était l’unique chose à faire. Les rassurer, contenir la panique. Parce que si la panique s’installait, ces hommes et ces femmes ordinaires risquaient de devenir dangereux. Le Dr Walsh le savait. Et Thomas aussi.

Elle est logique. Plus intelligente que toi, admets-le. Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’après toutes ces années, elle allait se traîner à tes pieds en t’implorant ? Regarde-la : elle t’a trahi, mais cela ne l’empêche pas d’être rayonnante.

Il s’était donc mis au travail, allant des uns aux autres. Sourire, tape sur l’épaule, examen rapide (quelques brûlures, des bleus, rien de méchant), suivant. Pas de blabla. Efficace.

Dr Lincoln, roi de l’esbroufe.

Il avait même trouvé le temps d’aider Cecil à récupérer dans le bus ce qui pouvait l’être. Rien pour communiquer, malheureusement : la radio d’origine n’était plus qu’un amas de fils multicolores fondus, genre décoration de Noël passée au lance-flammes. En revanche, il restait quelques valises pas trop amochées.

Léonard Stern avait alors suggéré les trois zones de tri.

Nina Rodriguez, Vector Kaminsky et Jeanne Leblanc s’étaient chargés du boulot.

Elizabeth dormait. Pearl vomissait. Peter dessinait avec sa lampe-stylo.

Et, pendant tout ce temps, Thomas conservait son aplomb, éludant les questions. Ce qui ne l’empêchait pas d’en poser, de-ci, de-là. C’était comme ça que les choses avaient commencé à dégénérer dans sa tête.

À la rigueur, il pouvait imaginer que deux ou trois personnes ne conservent aucun souvenir précis des événements – lui-même avait picolé et se trouvait dans un état pitoyable, susceptible d’altérer sa mémoire. Mais la totalité du groupe ?

Aucun ne se rappelait la station-service, ni l’entrée en scène du psychopathe. En fait, plus il tentait d’éclaircir le déroulement de la nuit, moins il obtenait de réponses. Son angoisse était née de ce constat, et du fait qu’il n’y avait pas cinquante explications possibles.

La première : une mauvaise blague. Pour une raison inconnue, les autres s’étaient ligués contre lui et lui jouaient la comédie. Sacrée farce en vérité. Le problème étant que ça ne collait pas. Tom avait l’habitude des situations de crise. Les urgences médicales, il avait baigné dedans nuit et jour plusieurs années durant. Il n’avait pas oublié la détresse des patients, leur angoisse, leur violence ou leur attitude faussement détachée lorsque la peur de la mort devient trop forte. Certains allaient jusqu’au déni, se réfugiaient dans le sommeil ou le mutisme. Des émotions typiques, difficiles à contrefaire. Or, depuis quelques heures, il les avait toutes observées. D’où sa conviction que ces gens ne simulaient rien.

Ce qui l’amenait directement à la seconde hypothèse.

Lincoln, vous vous sentez bien ? avait demandé Karen.

Et Cameron d’enfoncer le clou.

Je ne sais pas qui est en état de choc, au juste.

Seconde hypothèse, donc : lui – et lui seul – avait été victime d’une hallucination.

À force de consommer alcool et médicaments, le cerveau finit en compote. Tout le monde sait ça.

Il s’était pris la tête dans les mains, s’était massé le crâne et avait tenté de considérer la situation sans flancher.

Après toutes ces années, est-ce qu’il y était enfin arrivé ? C’était ça le bout de la route ? La dinguerie ? Non, avait-il fini par conclure. Un type était bien monté à bord du bus et les avait agressés sans que personne puisse réagir. Mais en dehors du chauffeur, il ne les avait pas tués. Après quoi leurs souvenirs avaient disparu. Et ils s’étaient réveillés ici. Une succession d’événements incompréhensibles, mais c’étaient les faits.

Comment les expliquer ?

C’est là qu’intervenait la troisième hypothèse, soufflée à l’instant par Elizabeth. Une idée simple. Parfaitement logique, même. Il ne restait plus qu’à : primo, la prouver. Deuzio, l’annoncer sans semer l’effroi. Et tertio, le plus vite possible.

Parce que si Thomas avait raison, leurs vies à tous ne tenaient plus qu’à un fil.

L'Oeil De Caine
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